Interview avec Claude Turmes dans Paperjam Sustainability

"Des mesures pour nous dégager du chantage de Poutine"

Interview : PAPERJAM Sustainability (Q.D.)

Paperjam Sustainibility : Avec une augmentation du prix du gaz qui pourrait atteindre les 77% pour un ménage moyen et une hausse de 300 euros de leur facture électrique, les citoyens luxembourgeois sont sous pression. Comment le gouvernement compte-t-il les soutenir face à cette situation?

Claude Turmes : Pour l'ensemble des citoyens qui ont un contrat gaz, nous avons déjà décidé que l'État prendrait temporairement en charge les frais de réseau, au moins jusqu'au 31 décembre 2022. Cette mesure leur permet d'économiser 500 à 700 euros par an sur leur facture, et compense donc en partie l'augmentation du prix du gaz. Nous avons toutefois bien conscience que l'hiver s'annonce très difficile et que de nouvelles mesures spécifiquement destinées aux consommateurs de gaz devront sans doute être décidées. Pour l'électricité, nous avons fait en sorte de stabiliser les prix jusqu'au mois de janvier prochain, en décidant que l'État prendrait en charge une plus grande partie de la contribution au mécanisme de compensation renouvelable/cogénération. Ceci étant dit, les prix de l'électricité pour 2023 sur les marchés de gros ont déjà beaucoup augmenté, et nous avons là encore bien conscience que nous devrons certainement adopter de nouvelles mesures pour faire face à une situation qui est grave. Ces décisions additionnelles, comme celles concernant le gaz, seront toutefois discutées sereinement en réunion tripartite, avec les partenaires sociaux.

Paperjam Sustainibility : Au-delà des citoyens, les entreprises, grosses consommatrices d'énergie, sont également particulièrement touchées par cette crise. Comment les aider à y faire face et éviter une vague de faillites dans le pays?

Claude Turmes : Les ministres Fayot et Delles, en charge de ces questions, prennent eux aussi la pleine mesure de la gravité de la situation que nous rencontrons. C'est la raison pour laquelle le gouvernement a d'ores et déjà mis en place un fonds de liquidité d'un montant de 500 millions d'euros pour soutenir les entreprises qui rencontreraient des difficultés financières en raison de la hausse des prix de l'énergie. Par ailleurs, une loi a également été votée dernièrement pour soutenir les entreprises face à cette crise. Elle prévoit d'offrir une compensation aux sociétés qui connaîtraient un déficit en raison de l'augmentation des prix de l'énergie. Enfin, nous allons continuer à accompagner les entreprises dans les démarches leur permettant de réduire leur consommation d'énergie. Face à cette situation, les entreprises, comme les citoyens, peuvent en effet aussi alléger leur facture en étant plus sobres dans leur consommation quotidienne de gaz et d'électricité.

Paperjam Sustainibility : Alors que l'hiver approche et que la Russie continue à réduire ses livraisons de gaz, on peut se demander si ces mesures seront suffisantes. Jusqu'à quel point l'État luxembourgeois est-il capable d'aller pour soutenir entreprises et citoyens luxembourgeois, sachant que ses ressources ne sont pas illimitées?

Claude Turmes : C'est également une question que nous allons évoquer avec la ministre des Finances (Yuriko Backes, ndlr) lors de nos prochaines réunions tripartites. Il faut en effet que l'on puisse évaluer quel est le montant que nous pouvons débloquer pour faire face à cette crise, quelle est exactement notre marge de manoeuvre. Nous avons l'une des dettes publiques les moins élevées au monde (21,63% du PIB en juillet 2022, ndlr), et notre accord de coalition prévoyait que nous puissions augmenter cette dette jusqu'à 30% en cas de besoin. Nous avons donc encore la possibilité de grossir quelque peu nos moyens en activant ce levier. Par ailleurs, nous pourrions aussi mettre en place des mesures nous permettant de générer de nouveaux revenus pour l'État. Mais cela reste encore à développer avec l'ensemble du gouvernement et de ses partenaires.

Paperjam Sustainibility : La guerre en Ukraine est la cause principale de ces augmentations de prix répétées. Mais le marché européen de l'énergie en lui-même ne doit-il pas être réformé pour décorréler les prix du gaz et de l'électricité et réduire notre dépendance à certains pays comme la Russie?

Claude Turmes : La guerre de Poutine en Ukraine est évidemment la principale responsable de la situation très délicate dans laquelle nous nous trouvons. C'est une guerre à la fois militaire, économique — à travers la pénurie organisée de gaz et la rupture, par Gazprom, de plusieurs contrats établis avec des fournisseurs européens — et de désinformation sur les réseaux sociaux. Je suis heureux de constater que, face à ce conflit qui se prolonge, les États européens restent unis. La réunion des ministres européens de l'Énergie qui a eu lieu ce 9 septembre l'a bien montré: les États européens sont soudés et déterminés à trouver des solutions concertées pour répondre à la crise. La Commission va rapidement faire une série de propositions qui permettront de mettre en place des programmes d'aides ciblés pour nos entreprises, qui sont très exposées aux hausses des prix de l'énergie dans un environnement très concurrentiel, et de limiter la volatilité que l'on constate sur ce marché commun de l'énergie. Une véritable refonte de ce marché prendra toutefois du temps.

Paperjam Sustainibility : Au-delà de la réforme du marché de l'énergie, quelles sont les mesures à mettre en place pour lutter contre l'augmentation du prix de l'énergie, à un niveau européen?

Claude Turmes : Nous sommes aujourd'hui les victimes d'un chantage organisé par Poutine, et nous devons mettre en place, de façon collective, des mesures qui nous permettront de nous en dégager. L'une de celles-ci, qui a déjà été annoncée et suivie d'effets, consiste à remplir les stocks de gaz de chacun des États européens à un niveau suffisant. Cette nécessité a bien été comprise par les différents États membres, qui sont déjà parvenus à constituer des réserves d'un niveau plus élevé que ce que nous avions décidé collectivement, et ce plus rapidement que prévu. Par ailleurs, l'achat groupé de gaz dans d'autres régions du monde que la Russie est également sur la table. De plus, il faut prévoir des aides ciblées pour nos ménages et entreprises.

Paperjam Sustainibility : Il est aussi question de réduire volontairement -dans un premier temps - la consommation de gaz des États membres. Cette limitation sera-t-elle suffisante? Quel impact aura-t-elle sur les entreprises et industries luxembourgeoises?

Claude Turmes : Cette mesure a en effet déjà été adoptée et vise à réduire volontairement de 15% la consommation de gaz naturel dans les différents pays de l'Union européenne entre le 1" août 2022 et le 31 mars 2023. Le règlement européen qui a été voté à ce sujet début août est déjà en application au Luxembourg, comme partout ailleurs dans l'Union européenne. Si la réduction volontaire ne fonctionne pas, nous serons peut-être contraints de passer à une étape plus coercitive, voire, en dernier recours, de demander des coupures de gaz dans certaines industries. Cela pourrait en effet avoir un impact sur les entreprises et leurs travailleurs (le Comité de conjoncture a toutefois delà favorablement répondu à la proposition du ministre de l'Économie, Franz Fayot, et du ministre du Travail, Georges Engel, de pouvoir recourir au chômage partiel si l'activité économique devait être ralentie en raison de telles mesures, ndlr). Mais nous devons absolument compenser la perte des 40% de gaz achetés, en temps normal, à la Russie. Et éviter à tout prix une vraie pénurie hivernale, qui serait catastrophique pour de nombreux citoyens et entreprises.

Paperjam Sustainibility : En tant qu'écologiste, comment réagissez-vous à ces informations nous parvenant de Russie, selon lesquelles le pays brûle l'excédent de gaz produit qui n'est pas fourni à des pays tiers?

Claude Turmes : C'est évidemment un non-sens complet, mais, comme je le dis souvent, on ne peut pas attendre autre chose d'un homme qui, à l'heure où l'on parle, ordonne d'envoyer des missiles sur des écoles et des hôpitaux ukrainiens.

L'écologie est le dernier des soucis de Vladimir Poutine.

Paperjam Sustainibility : Parmi les mesures permettant de se dégager de la dépendance énergétique européenne par rapport à la Russie, on trouve également le développement massif des énergies renouvelables. Quels sont les projets concrets développés en ce sens par l'Union européenne? Ont-ils été accélérés dans la foulée du conflit ukrainien?

Claude Turmes : Tous les ministres de l'Énergie présents lors de notre dernière réunion européenne étaient d'accord sur ce point: il est indispensable d'accélérer le développement massif de notre capacité de production d'énergie renouvelable en Europe, qu'il s'agisse d'éolien, de solaire ou d'autres formes de renouvelable encore. C'est une étape incontournable pour gagner en indépendance et pouvoir offrir des prix plus bas aux consommateurs européens.

Plusieurs projets sont sur la table, notamment celui porté par le Danemark, en collaboration avec la Belgique, les Pays-Bas et l'Allemagne. Ce projet vise à créer des îles énergétiques, en mer du Nord et dans la Baltique, permettant de produire une énergie verte comblant un tiers des besoins électriques de l'Europe occidentale. Lorsque ce plan aura été mené à son terme, d'ici à 2030, la production d'énergie éolienne sera 10 fois plus importante en mer du Nord et 7 fois plus élevée dans la Baltique.

Ce qui est loin d'être insignifiant.

Paperjam Sustainibility : Et au Luxembourg, quels sont les projets en la matière?

Claude Turmes : Le Plan national intégré en matière d'énergie et de climat (PNEC) prévoit de réduire de 55% nos émissions de gaz à effet de serre pour répondre aux exigences des accords de Paris. Cela passera bien évidemment par le développement des énergies renouvelables sur notre propre territoire. En 2021, nous avions déjà multiplié par 15 nos capacités de production d'énergie solaire par rapport à la période 2017-2018. 17 nouvelles éoliennes seront par ailleurs construites sur la période 2022-2023.

On constate que la population, mais aussi les élus locaux, est favorable au développement de l'éolien, ce qui facilite l'implantation de nouvelles éoliennes. Pour parvenir à notre objectif de réduction des émissions de gaz à effet de serre, nous travaillons également sur le parc immobilier, en interdisant les énergies fossiles et en proposant des aides à la rénovation à travers notre programme Klimabonus. Mais malgré ces efforts pour réduire notre consommation et produire plus d'énergie renouvelable sur notre territoire, il nous faudra toutefois toujours importer de l'électricité de l'étranger, car le tissu industriel luxembourgeois est très dense. C'est la raison pour laquelle nous devons continuer à collaborer avec d'autres pays européens pour pouvoir disposer de suffisamment d'énergie pour alimenter nos entreprises et industries.

Paperjam Sustainibility : L'Europe se mobilise donc pour les énergies renouvelables, mais prend également des décisions qui peuvent paraître discutables. C'est le cas de l'inclusion du gaz et du nucléaire dans la fameuse taxonomie verte européenne. Quelle est votre opinion sur la question?

Claude Turmes : Je pense que la Commission a pris une très mauvaise décision à cet égard. Elle l'a prise, de plus, sans respecter les voies normalement prévues pour adopter ce genre de décision. De notre côté, nous allons continuer à nous battre contre le nucléaire, qui ne me paraît pas être une solution souhaitable. Pour le gaz, mon avis est plus nuancé. Je suis convaincu qu'il faut en sortir, mais de façon progressive, car nous avons encore besoin de cette énergie fossile moins polluante, le temps que nous puissions assurer la transition vers les énergies renouvelables.

 

Cette interview a été réalisée le 12 septembre avant la réunion du Comité de coordination tripartite.

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