Interview avec Claude Turmes dans Paperjam eDrive

"Nous encourageons l'adoption de bornes intelligentes"

Interview : Paperjam eDrive (Benoît Theunissen)

Paperjam: Comment le gouvernement envisage-t-il de réaliser l'objectif de 49% de voitures électriques immatriculées en 2030?

Claude Turmes: Au niveau du gouvernement, notre rôle est d'accorder des subventions dans un premier temps, soit 8.000 euros aux particuliers pour l'acquisition de leur voiture électrique. Un autre levier consiste à limiter l'avantage fiscal des voitures de société exclusivement aux modèles électriques à partir du 1" janvier 2025. C'est probablement le levier le plus puissant pour faire avancer l'électromobilité au Grand-Duché. En effet, si le marché luxembourgeois de la voiture de société — qui représente 50% des ventes — bascule vers la motorisation électrique, à partir du janvier 2025, nous bénéficierons alors d'un marché automobile qui sera au moins axé à 50% sur l'électrique, contre seulement 15% aujourd'hui.

Paperjam: Qu'en est-il de l'installation des bornes de charge dans le pays?

Claude Turmes: Le Luxembourg est le deuxième pays de l'Union européenne — derrière les Pays-Bas — à avoir le plus de bornes de charge par 100 km de route. Au-delà du réseau très performant de Chargy et de Super-Chargy, nous avons lancé, en janvier dernier, un deuxième appel d'offres pour l'ensemble des acteurs privés. Qu'il s'agisse de garagistes, de pompistes, de supermarchés ou de bureaux, ce deuxième appel d'offres nous a permis d'attribuer déjà plus de 500 nouvelles bornes, dont un bon nombre sera accessible 24h/24.

Paperjam: Le gouvernement prévoit l'installation de 757 bornes Chargy et de 88 bornes SuperChargy sur le territoire pour la fin de l'année 2023. Cela sera-t-il suffisant pour répondre à la hausse des véhicules électriques?

Claude Turmes: Il faut voir le réseau de Chargy et de SuperChargy comme une infrastructure de base avec laquelle nous, l'État, au travers du mandat accordé à Creos pour sa mise en place, allons équiper tout le pays. De la sorte, chaque commune disposera de chargeurs lents et de chargeurs rapides qui seront répartis géographiquement. A côté de cette infrastructure de base, nous accordons des subventions conséquentes pour l'installation de bornes à domicile. Les experts s'attendent à ce qu'entre 60% et 70% des utilisateurs rechargent leur voiture chez eux.

Paperjam: Les pénuries énergétiques ne risquent-elles pas de s'accroître avec l'arrivée massive des véhicules électriques dans les années à venir?

Claude Turmes: Il n'y a pas de lien avec la pénurie énergétique actuelle, due aux perturbations dans l'approvisionnement en gaz en raison de la guerre de Poutine en Ukraine, et à cause de la défaillance d'une partie du parc nucléaire français. En revanche, il n'existe pas de problèmes de volume d'énergies renouvelables. Partout en Europe, les pays sont en train de développer massivement les énergies renouvelables, en l'occurrence le solaire et l'éolien. Cependant, le défi sera de faire en sorte que tous ceux qui rentrent du travail àl9h ne connectent pas leur voiture au réseau à 19h01, en pleine heure de pointe de consommation. C'est pourquoi nous encourageons l'adoption de bornes intelligentes.

Paperjam: Le réseau aura donc la capacité de soutenir la demande?

Claude Turmes: Nous travaillons étroitement avec Creos, qui nous assure que le réseau électrique n'aura aucun problème. Bien évidemment, nous allons investir et moderniser le réseau. Il y a trois ans, Creos investissait 40 millions d'euros dans le réseau, contre 160 millions d'euros aujourd'hui. En outre, nous avons rapidement fait le choix des systèmes intelligents. Sans compter que la charge électrique sera répartie entre le domicile, le bureau, les supermarchés et les chargeurs rapides.

Il ne faut pas non plus oublier que la transition énergétique revient à remplacer des énergies fossiles par de l'efficacité énergétique. Sur ce point, une voiture électrique est trois ou quatre fois plus efficace qu'une voiture diesel. On réduit ainsi l'énergie nécessaire pour se déplacer.

Paperjam: Qu'en est-il des capacités de stockage pour alléger le poids sur le réseau énergétique?

Claude Turmes: Nous avons justement décidé d'intégrer la batterie dans nos subventions pour les panneaux solaires, tant pour les particuliers que pour les entreprises. Je crois d'ailleurs que le moment est venu de combiner le photovoltaïque avec les batteries pour améliorer l'alimentation des voitures électriques. C'est de toute façon un point qu'il faudra prendre en compte pour anticiper la motorisation électrique des camions. Au sein d'un groupe de travail réunissant cinq ministères, nous préparons en ce sens l'aire de Berchem et celle de Capellen à l'âge du zéro carbone. Pour ce faire, plus on installe de batteries sur site, moins il y aura de contraintes sur les câbles.

Paperjam: Comment le Luxembourg s'assure-t-il d'un approvisionnement en sources alternatives de cette électricité?

Claude Turmes: Aussi bien au Luxembourg qu'en Allemagne ou en Europe de l'Ouest, tout le monde se prépare à un système 100% renouvelable, avec suffisamment de réserves pour faire face non seulement à l'électromobilité, mais aussi au changement des chaudières à gaz par des pompes à chaleur. Le Luxembourg prévoit d'augmenter sa part d'énergies renouvelables. Nous sommes d'ailleurs en train de réaliser une forte offensive sur le solaire. Depuis 2021, nous disposons annuellement de 15 fois plus de production solaire que la moyenne annuelle entre 2013 et 2018.

Nous avons également beaucoup de projets éoliens. Pour le reste, nous sommes très bien interconnectés, notamment avec l'Allemagne, qui est occupée à s'orienter significativement vers les énergies renouvelables. Nous participons, en outre, à de grands projets, à l'instar de celui de l'île énergétique au Danemark.

Paperjam: Pour parvenir à un approvisionnement énergétique basé sur des sources alternatives, l'interconnexion des marchés européens sera donc essentielle?

Claude Turmes: Nous avons la chance de nous trouver au centre d'un marché interconnecté, avec notre connexion avec l'Allemagne et même bien au-delà, avec le Danemark, les Pays-Bas, la Belgique et les projets d'éolien en mer actuellement en construction. Le marché de l'électricité en Europe de l'Ouest est l'un des marchés les plus intégrés au niveau mondial. Nous sommes à un des meilleurs endroits au monde pour accélérer la mutation de l'énergie fossile vers l'électricité verte.

Paperjam: Le Luxembourg disposera de sa première station à hydrogène à Bettembourg en 2023. Quelle est la stratégie du gouvernement concernant l'hydrogène?

Claude Turmes: Cette première station à hydrogène sera suivie d'une deuxième, ainsi que d'une véritable stratégie intégrant à la fois des productions au Luxembourg et des importations d'hydrogène vert. Mais pour des raisons économiques, je crois qu'il y aura très peu de voitures à hydrogène, au profit d'une certaine proportion de camions. Il plane toutefois encore une incertitude quant à la technologie dominante à moyen terme. Les constructeurs de camions prévoient essentiellement trois quarts de modèles électriques et un quart de modèles hydrogènes dans les trois prochaines années. Nous allons donc lancer, dans les semaines à venir, un programme de subventions pour les camions et les camionnettes qui permettra à l'industriel de choisir aussi bien entre l'électrique que l'hydrogène.

Paperjam: Les carburants synthétiques, appelés aussi e-fuels, peuvent-ils s'intégrer aux solutions de décarbonisation de la mobilité?

Claude Turmes: Pourquoi est-ce que je préférerais une chose qui possède à peine 10% d'efficience au lieu d'une autre chose qui a presque 80% d'efficience? Produire des e-fuels et alimenter des véhicules avec cette énergie ne représente qu'à peine 13% d'efficacité énergétique, soit plus 85% de pertes, alors que la motorisation électrique n'a que seulement 20% de pertes. Qui dit pertes, dit mauvais rendements économiques. Rouler avec des carburants synthétiques sera donc très cher.

Paperjam: Les e-fuels ne pourraient-ils pas être une alternative pour les old timers?

Claude Turmes: La seule chose qui importe dans la course contre le changement climatique est de parvenir à un seuil de plus de 95% de zéro carbone. Je n'ai donc aucun état d'âme si les old timers roulent avec des carburants synthétiques dans 10 ou 15 ans. Ce n'est pas ça qui va nous faire gagner ou perdre la bataille climatique. Il ne faut cependant pas promettre aux passionnés d' old timers que ce type de carburant sera bon marché. Il coûtera au moins cinq fois plus cher que le litre de diesel ou d'essence.

Paperjam: Certains acteurs du secteur privé, dont la House of Automobile et I'ACL, ont régulièrement regretté que le gouvernement manque de pragmatisme face à toute une série d'incertitudes dans sa politique d'électromobilité. Comment vous positionnez-vous là-dessus?

Claude Turmes: La plupart des communiqués de presse en question datent d'il y a deux ou trois ans. Depuis lors, nous avons des échanges très réguliers avec les représentants du secteur automobile. Je crois que les potentielles différences de vue de l'époque sont désormais dépassées. Au travers de ce dialogue, les représentants du secteur automobile nous disent, par exemple, que nous ne faisons pas assez pour l'installation des bornes dans les syndics d'immeubles. Ma réponse est alors que nous allons changer la loi pour établir un droit à la borne, à l'instar du droit à l'internet rapide.

Paperjam: Toujours du côté du secteur privé, des gestionnaires de flotte adoptent une stratégie d'électrification progressive, passant essentiellement par des véhicules hybrides. Ils anticipent des incertitudes quant à l'infrastructure des bornes de charge et à l'approvisionnement énergétique. Que leur répondez-vous?

Claude Turmes: Chaque opérateur privé doit faire des choix. Il est par contre clair, au Luxembourg, que la loi sur les avantages fiscaux pour les voitures de société exclura les véhicules qui ne seront pas 100% électriques à partir du ler janvier 2025. En outre, la Commission européenne travaille sur une directive pour appliquer, à l'horizon 2027-2028, ce que le Luxembourg a prévu de faire en 2025. Les opérateurs de leasing présents au Grand-Duché sont essentiellement d'envergure européenne.

Ils posséderont donc un avantage significatif en étant actifs sur un premium market tel que le nôtre pour l'électromobilité. De la sorte, ils seront en avance sur leurs concurrents internationaux.

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