Interview avec Claude Turmes dans Paperjam

"Nous disposons d'un stockage de gaz de quatre jours"

Interview: Paperjam (Pierre Pailler)

Paperjam: La guerre en Ukraine se poursuit et les sanctions occidentales à l'encontre de la Russie se renforcent. Dans ce contexte, doit-on s'inquiéter d'une aggravation de la crise énergétique et d'une potentielle pénurie de gaz ces prochains mois, voire l'hiver prochain?

Claude Turmes: Il faut comprendre que les stocks de gaz se vident de novembre jusqu'à mars, parfois avril. Puis il faut les remplir à nouveau à partir d'avril ou mai. Pour cet hiver, nous sommes du bon côté. Et concernant l'hiver prochain, le plus important est donc de bien remplir les stocks de gaz cet été. C'est d'ailleurs une bataille que je mène depuis octobre: Gazprom, qui est le propriétaire des stocks de gaz aux Pays-Bas, en Allemagne et en Autriche, ne les avait pas remplis comme les autres années - en fait, Gazprom préparait déjà la guerre en Ukraine depuis le printemps dernier et nous avons été naïfs d'ignorer cela. Donc, en octobre, j'ai demandé à la Commission européenne une loi européenne qui oblige tous les États membres à remplir à 90% les stocks de gaz avant l'hiver. Celle-ci ne l'a malgré tout pas mis sur table. Puis la Russie a attaqué l'Ukraine. Finalement, début mars, la Commission a proposé une loi européenne sur le remplissage des stocks de gaz dans son paquet "Repower Europe".

Paperjam: La situation est très différente d'un pays européen à l'autre quant à la dépendance au gaz russe. Une coordination est-elle nécessaire en la matière?

Claude Turmes: Si jamais la situation devient difficile l'hiver prochain, il ne sert en effet à rien que le stock de gaz français aille aux Français, celui des Allemands aux Allemands, etc. Notre force est dans le fait que nous avons un marché intérieur du gaz avec des stocks et que nous nous aidions mutuellement au-delà des frontières. Une partie du stockage de gaz de l'Allemagne et de l'Autriche doit ainsi être préparée pour éventuellement aider des pays qui sont plus proches et plus dépendants du gaz russe, comme la Tchéquie ou la Pologne, qui ont très peu de capacités de stockage de gaz.

Paperjam: Quels sont les stocks de gaz dont dispose le Luxembourg?

Claude Turmes: Nous n'avons pas et nous n'aurons jamais de stockage de gaz sur notre territoire parce que notre géologie ne nous le permet pas. Enovos a un stockage de gaz en Allemagne. Avec la Belgique, nous disposons d'un stockage de gaz de quatre jours. D'où notre intérêt commun à nous insérer dans un contexte plus large. En tant que président, cette année, du forum pentalatéral de l'énergie, qui réunit la France, l'Allemagne, le Benelux, l'Autriche et la Suisse, j'ai d'ailleurs pris l'initiative de rassembler les ministres en mars. Dans une semaine à Berlin, nous essaierons de finaliser notre coopération politique sur nos stockages de gaz et sur les mécanismes d'aide mutuelle en cas de difficultés l'hiver prochain.

Paperjam: 27,2% du gaz consommé au Luxembourg est importé depuis la Russie, une part relativement faible comparée à d'autres pays. Cela nous aide-t-il dans ce contexte?

Claude Turmes: Nous sommes au sein d'un marché de gaz belgo-luxembourgeois, donc dans une partie de l'Europe moins dépendante des importations de gaz russe. Notre principal approvisionnement, au niveau physique, se fait par des pipelines de Norvège et par le terminal LNG basé à Zeebrugge. Nous sommes donc beaucoup plus approvisionnés par la Belgique que par l'Allemagne. Heureusement que nous avons ce marché belgo-luxembourgeois du gaz qui nous a permis de gagner tant au niveau du prix que de la sécurité d'approvisionnement.

Paperjam: La Belgique et l'Allemagne ont décidé de repousser la fermeture de leurs dernières centrales nucléaires. Vous avez d'ailleurs déclaré être "consterné et stupéfait" par la décision du gouvernement belge et lui avez envoyé un courrier. Que contient-il?

Claude Turmes: Nous avons exprimé notre étonnement face à cette décision et avons demandé de préciser comment le gouvernement belge va consulter les États voisins et leur population sur cette décision qui met en péril leur sécurité.

Paperjam: Le consommateur est fortement impacté par l'explosion des prix de l'énergie. Dans quelle mesure l'État soutient-il le pouvoir d'achat des ménages?

Claude Turmes: Avec le système de l'indexation automatique des salaires, le Luxembourg a un très puissant gardien du pouvoir d'achat. Nous sommes dans une situation complètement différente par rapport à la France et l'Allemagne qui ne connaissent pas du tout ce système. En France, on parle de chèque de 200 euros ou de 300 euros par an. Au Luxembourg, une tranche correspond à un maintien du pouvoir d'achat nettement plus élevé. En outre, nous avons décidé un paquet de 75 millions d'aides en faveur des ménages qui ont le moins de revenus - c'est la stabilisation du prix de gaz et de l'électricité ainsi que l'allocation de vie chère. Nous avons élargi cette dernière par une prime unique énergie qui couvre une bonne partie des personnes qui sont dans le quintile 1, soit les 20% des ménages qui ont le moins de revenus.

Paperjam: Par quel mécanisme agissez-vous sur les prix de l'énergie eux-mêmes?

Claude Turmes: Puisque le gaz a davantage augmenté proportionnellement que le mazout ou le pétrole, l'État va payer les frais de réseau de gaz pour les petits consommateurs, ce qui va permettre une baisse de 20% du prix du gaz. Et puis, plus important, comme l'énergie du futur sera l'électricité produite à base d'énergie renouvelable, nous avons stabilisé le prix de l'électricité pour cette année par une mesure spécifique. Il faut savoir que le prix de l'électricité est constitué par le réseau ainsi que par le prix auquel mon fournisseur achète l'électricité sur les bourses. Il y a en outre le mécanisme de compensation pour les énergies renouvelables. Ainsi, en temps normal, l'électricité d'une éolienne me coûte 80-90 et, si le marché de l'électricité est à 40, ce système permet de payer la différence. Aujourd'hui, il y a un double phénomène: comme les prix de l'électricité sont à 90 ou à 100, beaucoup moins d'argent est nécessaire pour alimenter ce système, qui l'est à moitié par l'État et à moitié par les citoyens. Au ter janvier, nous avons baissé la contribution des citoyens à un centime et demi en augmentant la participation de l'État, ce qui permet d'absorber les augmentations sur les prix de l'électricité. Maintenant, nous allons observer l'évolution des prix sur le marché de l'électricité. Et nous pouvons baisser ce prix de 1,5 centime à 0, donc nous avons encore un peu de marge pour baisser les prix de l'électricité.

Paperjam: Plafonner les prix de l'énergie est-il une option?

Claude Turmes: C'est très dangereux. Si vous dites à une entreprise de gaz qu'il y a un plafond sur le marché de gaz, elle va alors pouvoir acheter à un prix exorbitant parce qu'elle sait que le gouvernement va couvrir derrière. Et quel est alors le message que je donne aux pays de l'Opec+, comme l'Arabie Saoudite ou la Russie? Que vous pouvez demander ce que vous voulez au niveau du prix et que nous paierons. Donc je ne suis pas du tout pour ce genre de mesures.

Paperjam: Baisser, voire supprimer temporairement la taxe carbone, vous parait-il une option pour diminuer les prix de l'énergie?

Claude Turmes: Je vous donne un exemple: la taxe carbone au Luxembourg sur le diesel représente 6 centimes. Le diesel avait augmenté de 40, donc cela ne va pas vraiment aider... En outre, l'argent de la taxe CO2 est compensé pour les ménages qui ont le moins de revenus - et ils sont même en partie surcompensés. De l'autre côté, derrière la crise russe existe une autre crise qui est le changement climatique. Or, quelle est l'utilité de cette taxe? Elle vise à nous débarrasser de notre dépendance aux énergies fossiles, avec des subventions pour les voitures électriques, pour remplacer la chaudière au fioul ou au gaz par de la rénovation et des pompes à chaleur. Donc la taxe CO2 permet de sortir notre pays de sa dépendance aux énergies fossiles.

Paperjam: L'évolution de la crise énergétique parait imprévisible. Quel est votre sentiment quant à l'avenir?

Claude Turmes: Nous avons vu une des difficultés à la Chambre des députés jeudi (10 mars). Parce que le diesel avait augmenté de 401 e mercredi (9 mars), le CSV s'est exclamé: "C'est fou, le Luxembourg est dans l'eau, il va couler!". Le vendredi (11 mars), il était retombé de 42. Le mercredi (16 mars), il avait encore baissé de 8, pour atteindre un niveau beaucoup plus bas qu'au milieu de la semaine précédente. Donc, dans un moment où cela est dur pour les citoyens, après deux ans de Covid et maintenant cette guerre qui est du jamais vu depuis la Deuxième Guerre mondiale, je crois que mon rôle en tant que ministre, et celui des hommes politiques responsables, est de calmer le jeu et de bien distinguer les phénomènes à très court terme - comme ce qui s'est passé sur le diesel - de ceux qui nécessitent vraiment une action.

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