Interview avec Claude Turmes dans PAPERJAM MIPIM

"Nous devons changer radicalement notre approche par rapport à l'aménagement du territoire"

Interview: PAPERJAM MIPIM (Nathalie Reuter)

Paperjam: Un nouveau programme directeur d'aménagement du territoire (PDAT) doit être mis en oeuvre pour donner un cap d'ici 2035. Où en sommes-nous par rapport au développement du scénario à trois agglomérations, la Nordstad, l'agglomération du Centre et la région Sud?

Claude Turmes: L'endroit où l'aménagement du territoire sera réinventé, c'est au niveau de ce nouveau PDAT. On doit arrêter l'imperméabilisation des sols, avec pour objectif une zéro artificialisation. Il faut travailler sur les friches et la densification des espaces existants. Deuxièmement, l'urgence climatique est telle que tous ces nouveaux développements doivent être zéro carbone: bâtiments, quartiers, agglomérations et territoire. Comme l'économie luxembourgeoise a une empreinte carbone qui va loin au-delà de nos frontières en raison de nos 200.000 frontaliers, cette approche zéro carbone, zéro artificialisation nette, doit s'étendre au moins dans la zone fonctionnelle, dans des communes autour du Luxembourg, avec des villes comme Thionville. Audun-le-Tiche, Villerupt, Arlon, Bastogne et Trèves. Comme c'est une réinvention de notre approche de l'aménagement du territoire, il fallait faire appel à des idées innovatrices. C'est pour cela que nous avons lancé la consultation internationale Luxembourg in Transition.

Paperjam: Est-ce que cette réinvention fait déjà partie des quatre plans directeurs sectoriels primaires Logement, Transports, Zones d'activités économiques et Paysages, qui sont finalement entrés en vigueur en mars de l'année dernière?

Claude Turmes: Les quatre plans sectoriels, j'en ai hérité au kilomètre 39 du marathon. Leur élaboration a pris 10 ans. Moi, j'ai couru les trois derniers. Sur ces trois kilomètres, j'ai convenu avec Franz Fayot qu'on ne ferait plus de gâchis de terrain. Si on survole nos zones d'activité avec un drone, on voit que pas même un tiers des terrains n'est utilisé pour être productif. On perd deux tiers avec des terrains pour les voitures. Dans un guide pour le développement des zones d'activités économiques, nous allons acter l'économie circulaire et une meilleure utilisation des sols existants, avec moins d'imperméabilisation. Côté logement, on veut transformer les grands projets en écoquartiers "made in Luxembourg" zéro carbone.

Paperjam: Quelles recommandations des experts de Luxembourg in Transition sont faciles à mettre en oeuvre?

Claude Turmes: Il n'y a rien qui ne puisse facilement être mis en oeuvre. Pour eux, tout commence par "take no more land" (ne prenez plus de terres, ndlr). Dans un pays avec des ressources de sol et de l'espace limités, il est très important d'aller vers une zéro artificialisation nette et d'assurer un mufti-usage. Le troisième point phare est le suivant: les voitures utilisent trop d'espace dans nos villes. Il faut les ranger dans des silos à voitures, qui sont des service hubs, pour que l'espace public devienne un espace de rencontres dans lequel la nature trouve sa place.

Paperjam: Concernant les 200.000 frontaliers qui viennent travailler tous les jours au Luxembourg, l'implantation d'espaces de cotravail le long des frontières était envisagée. Qu'en est-il de ces projets?

Claude Turmes: Ces projets avancent, mais pas assez rapidement. Dans Luxembourg in Transition, un projet de l'Université du Luxembourg envisage de transformer la mère de toutes les zones commerciales, Foetz, en une nouvelle zone mixte avec du "coworking" et de l'espace pour faire des "repair cafés" pour l'économie circulaire. 5 à 8.000 personnes pourraient y habiter tout en créant de l'emploi, notamment grâce au coworking. Non loin de la frontière, Foetz sera également accessible avec le nouveau tram rapide. Un autre projet, celui des "super cities" et éco-villages, a été élaboré par l'équipe de MVRDVBV dans la région fonctionnelle transfrontalière. Notre dynamique économique engendre de l'"urban sproll" (spirale urbaine, ndlr). Ce dernier est presque encore plus chaotique en dehors du pays qu'autour de la ville de Luxembourg. Une fois les habitations éparpillées dans le paysage, c'est impossible d'organiser le transport public. L'idée des "super cities" insiste sur l'intérêt de non seulement densifier la ville de Luxembourg, la Nordstad, Esch-sur-Alzette et Schifflange, mais aussi Thionville, Arlon, Bastogne et Trèves. À partir de ces villes vertes avec une très haute qualité de vie, on peut aussi mieux organiser et utiliser différemment les transports publics.

Paperjam: Le bureau parisien AREP Ville SAS a travaillé notamment sur Gasperich et la Cloche d'Or. Comment envisage-t-il de redensifier des quartiers existants?

Claude Turmes: La première chose à faire, c'est de construire des silos à voitures. Cela permet de dégager de la place dans les rues, en créant une valeur ajoutée pour les habitants du quartier. Selon AREP, on pourrait ainsi facilement mettre 150.000 habitants de plus dans les quartiers existants. On planifie d'ailleurs un premier projet pilote de densification avec la commune de Differdange. On va combiner rénovation thermique des maisons et création d'un quartier zéro carbone. Une superbe idée de l'équipe 2021, ce sont les transférable development rights (TDR) (droits de développement transférables, ndlr) utilisés aux États-Unis. Ils vont nous permettre de résoudre le dilemme selon lequel, au Luxembourg, la propriété privée est hyper protégée par notre Constitution. Dès qu'un propriétaire a un terrain dans un PAG, celui-ci a une valeur monétaire énorme et le propriétaire ne va pas lâcher le morceau. Même les PAG que nous sommes en train de faire se développent sur des zones qui ne sont pas optimales, surtout au niveau des villages. Les TDR sont une façon de faire revenir le développement et la masse critique dans les endroits plus appropriés, dans des localités centrales pour y faire fonctionner un commerce. Le groupement 2021 a travaillé sur la zone périurbaine située entre Luxembourg, Strassen et Helfent. La vision est de développer Strassen et la ville de Luxembourg par tranches, sans "manger" les dernières verdures, tout en développant une qualité de vie superbe. Tant qu'on ne protège pas les terrains autour de la Pétrusse et autour du Zéissenger Baach (le ruisseau de Cessange, ndlr), à chaque grosse pluie, bonjour les dégâts au Grund et au Pfaffenthal!

Paperjam: Est-ce qu'il faut changer la loi pour cela?

Claude Turmes: Le groupement 2021 a travaillé avec des architectes et juristes. La loi n'est pas très claire à ce sujet. Avec mes équipes, je suis en train d'identifier des projets phares. Un de ces projets phares sera notamment un groupe de travail pour élaborer la plateforme juridique afin de mettre en musique les TDR.

Paperjam: Plateforme juridique égale loi?

Claude Turmes: C'est moins évident que cela. On va créer un groupe de travail avec des juristes des ministères de l'intérieur, du Logement et de mon ministère pour analyser s'il faut changer la loi. Comme la loi est imprécise, on peut peut-être commencer à travailler avec deux ou trois communes sur base des lois existantes afin de pouvoir avancer.

Paperjam: Pour qu'on ne doive pas exproprier?

Claude Turmes: Oui, parce que l'expropriation, c'est ultima ratio. Moi, je préfère avoir un instrument qui n'entraîne pas de perte de valeur pour les propriétaires, mais, au contraire, représente même un gain de valeur. Cela peut être un super outil pour les promoteurs et pour les bourgmestres de villages.

Paperjam: Vous êtes originaire du nord, né à Diekirch... Le développement de la Nordstad doit vous tenir tout particulièrement à coeur. Où en sommes-nous avec le développement de la vision territoriale Nordstad 2035?

Claude Turmes: Je dois remercier François Bausch et ses équipes. Concernant la Nordstad, c'est là où on peut développer du logement abordable. Les infrastructures de transport étaient très nuisibles, comme la route entre Diekirch et Ettelbruck par Ingeldorf. Avant l'été, nous avons présenté le nouveau concept de mobilité Nordstad, avec le contournement de proximité par Ettelbruck pour désenclaver l'avenue Salentiny, avec ses lycées et le Centre hospitalier du Nord, et le contournement de proximité de Diekirch. Cela va nous permettre de complètement délaisser le transport individuel sur l'axe entre Diekirch et Ettelbruck, et de construire un nouvel écoquartier en pleine nature avec deux nouveaux arrêts de train qui vont amener ses habitants vers Luxembourg ou le sud du pays avec des trains express si nécessaire.

Paperjam: Le rapport du Biergerkommitee Lëtzebuerger 2050 vient d'être publié avec 44 recommandations. Quelles sont les trois plus importantes, d'après vous?

Claude Turmes: Avec les défis actuels, nous avons besoin de plus de participation citoyenne et d'une démocratie renforcée. La démocratie participative, ce sont des processus qui peuvent prendre des semaines, des mois, avec des coaches qui favorisent la mise à niveau pour que les citoyens aient les mêmes informations que les décideurs politiques, et font émerger un dialogue pacifié entre des idées même très controversées. Le deuxième point, c'est agir face à l'urgence climatique. Et la troisième chose est que les citoyens adhèrent très bien au concept de zéro artificialisation nette.

Paperjam: Comment faire pour motiver les gens à participer? On observe une fragmentation de notre société sur les réseaux sociaux et dans nos rues. Donc, comment comptez-vous y arriver?

Claude Turmes: Quand le Premier ministre (Xavier Bettel, DP) a vu le travail du comité Luxembourg in Transition, il a souhaité créer un comité plus large sur la question du climat. Les citoyens étaient super intéressés d'y participer. Or, nous, femmes et hommes politiques, au niveau national ou local, nous n'avons pas pris le soin d'organiser les bons forums. Si on souhaite avoir des coaches ou des médiateurs qui accompagnent un processus inclusif pendant des semaines, cela coûte. Le seul moyen d'avancer sur la participation renforcée, c'est que toutes les communes aient des forums participatifs accompagnés professionnellement, de même au niveau national pour les questions importantes de la société.

Paperjam: Quitte à trouver les gens via TNS Ilres, comme vous 'aviez fait pour le comité des citoyens de Luxembourg in Transition?

Claude Turmes: C'est important pour ce genre de processus, pour lequel il faut un échantillon représentatif de la population. On l'a fait pour le comité des citoyens de Luxembourg in Transition. Et on a essayé de le reproduire avec le Premier ministre et la ministre de l'Environnement pour le comité citoyen climat.

Paperjam: Vous faites un travail transversal. Sans le support des autres ministères que vous venez de citer et les communes, l'impact serait limité. Quelle est votre manière de changer cela?

Claude Turmes: Le soir précédant la présentation finale des travaux de la consultation Luxembourg in Transition aux différents comités, j'avais organisé un dîner de travail avec huit ministres. Ils sont tous venus, et ils ont passé deux heures avec les quatre équipes de Luxembourg in Transition: Franz Fayot (ministre de l'Economie, LSAP), Lex Delles (ministre des Classes moyennes et du Tourisme, DP), Corinne Cahen (ministre de la Famille, de l'intégration et à la Grande Région, DP), Taina Bofferding (ministre de l'intérieur, LSAP), le gang Vert des infrastructures, François Bausch (ministre de la Mobilité et des Travaux publics, déi Gréng), Carole Dieschbourg (ministre de l'Environnement, du Climat et du Développement durable, déi Gréng), Henri Kox (ministre du Logement, déi Gréng), et moi-même. Le ministre de l'Aménagement du territoire doit être quelqu'un qui travaille avec les autres et qui les met dans le bain.

Paperjam: Quelle image utiliseriez-vous, justement, pour présenter votre ministère? Une boîte à idées, un super-ministère, un ministère serviteur, ou un tigre sans dents?

Claude Turmes: Je n'ai pas encore de dentier, donc sûrement pas un tigre sans dents. Au Parlement européen, où je siégeais (entre juin 1999 et juin 2018, ndlr), mon groupe politique comptait 50 personnes, dans un Parlement de 750. Pendant 18 ans, j'ai réussi à gagner tous les dossiers concernant l'énergie et les énergies renouvelables, parce que j'ai essayé d'être bien encadré conceptuellement par les meilleurs experts que je pouvais trouver. J'ai passé plus de temps avec les socialistes, les libéraux et les conservateurs qu'avec les députés Verts. Pour construire une majorité, il fallait que je comprenne ce qu'eux voulaient. Le compromis, ici, c'est qu'on veut un certain dynamisme économique et une inclusion sociale. Les libéraux, c'est le dynamisme économique; les socialistes, c'est l'inclusion sociale, et les Verts représentent à mi-chemin entre les deux. Sur une planète finie, sur un territoire aux limites finies, il faut placer la nature au centre. Il faut être bien encadré, avoir une vision claire, inspirée d'une expertise de haut niveau et être inclusif dans sa façon de travailler. Donc, tout le processus de dualité sert à tout cela.

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